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Docemur Docendo
31 mars 2009

Suite au forum de Roubaix 2009

Sur le chemin du retour, je me suis mis à penser à l'expression que nous avions employée pendant deux jours : "Les enseignants innovants".
J'ai eu envie de lever certains malentendus toujours possibles en ces temps où prolifèrent les Tartuffe de l'Ecole. Attention : des traces de colère et de fruits à coques peuvent être présentes dans le produit.


Les enseignants innovants sont des réactionnaires !

"Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste a empêcher que le monde se défasse." (Camus extrait du Discours de Stockholm)

Pouvons-nous croire qu’en nous parfumant de l’épithète « innovants », nous marchons ipso facto dans le sens de l’histoire ? Bravaches et enivrés de la certitude de trouver un jour la récompense anthume – ou plus sûrement peut-être posthume – de ceux qui ont eu raison avant tout le monde, nous attendons le jour de gloire de la pédagogie innovante universellement pratiquée comme d’autres attendent le paradis, la victoire eschatologique du prolétariat ou la coupe du monde de foot.
Est-ce bien raisonnable ?
Est-ce bien la bonne lecture, avec les bonnes lunettes ?
Ne peut-on considérer, même si tout en nous veut y résister, que le flux est animé du principe d’entropie, que c’est même d’une chute dont il s’agit, lourdement lestée de la force gravitationnelle que commande l’acculturation et la soumission de l’Ecole aux valeurs industrielles ? Calibrage et  orientation – sélection, insatiable dictature de l’évaluation et de la quantification, dévotion à la religion polythéiste des compétences, les hideuses muses modernes… la machine est lancée, elle est au service du contrôle social, de l’assignation de l’individu à sa place sociale comme à son écrou sur le ponton, et cela ne tient pas qu’à la furie quinquennale et passagère d’un pouvoir ces temps-ci particulièrement servile envers la secte de Mammon ! Des pans entiers de l’Ecole ont été rénovés en laminoirs et tréfilerie. Le grand œuvre est presque achevé. Regardons les choses avec lucidité : c’est une bataille que nous n’avons pas gagnée ! Je m’interdis encore – pour combien de temps – de la dire perdue, ne me résolvant pas quoiqu’il puisse en paraître au pessimisme radical.

Ce que nous faisons face à cela c’est de tenir, c’est de nous poser en réactionnaires, c’est de tenir des positions, des poches de résistance. Tout simplement. Piétaille d’arrière-garde sous la mitraille, nous tentons de freiner la débâcle.
Mieux même, nous nageons à contre courant. Nous remontons le cours du fleuve pour trouver le lieu de fraie, près de la source. Nous sommes des saumons ! Nous cherchons à retrouver le trou d’eau frais et calme où faire vivre après nous des petits d’hommes éduqués en eau claire avant que le courant les emporte.
Nous cherchons à préserver en eux la folle diversité de la vie, la folle diversité des allures d’apprentissage.  Nous cherchons à la leur faire éprouver comme richesse, comme source de créativité, d’épanouissement d’une humanité fraternelle.
Et comment faisons-nous cela ?
Avec rien ou presque…
Avec ces bouts de ficelle de l’esprit qu’on appelle intuitions…
Ah ! face à l’Ecole industrielle, nous ne sommes pas grand chose, les moyens que nous employons sont ceux qui tombent de la table des maîtres du monde. Tiens, même nos TICE sont des toutes petiTICEs !
Nous en sommes même parfois à scier la branche sur laquelle nous sommes déjà si mal assis en montrant fièrement qu’avec de si petits moyens nous pouvons faire tant de choses ; comment voulez-vous après cela demander au grand argentier des moyens somptuaires ?
Allez, soyons beaux joueurs, reconnaissons-le, nous sommes les Déroulède de l’arrière !

Ce que nous appelons « pédagogie », notre trésor de guerre, est un art de faire d’artisans dont la richesse hétéroclite s’accommode mal des mises en ordre pontifiantes et scientistes. Art de remettre cent fois l’ouvrage sur le métier. Art de ne jamais se contenter de soi. Art vélocipédique pour lequel tout arrêt entraîne la chute. Elle n’est solide que de son cramponnement à son rocher de valeurs battu par le vent mauvais de thuriféraires de la Sainte Courbe de Croissance. Ces derniers ont d’ailleurs confisqué le nom de notre art modeste pour en faire dans le discours politique le masque grimaçant de la propagande. Il n’y a aujourd’hui de Grand du Régime qui ne se targue de faire de la pédagogie quand il s’agit pour lui de prendre ces concitoyens pour des gogos en tentant de leur faire avaler une infecte salade de couleuvres et de chapeaux.

Alors, il y a des jours où je le revendique, je suis de la réaction. Je suis un déserteur. Je me fous des ordres de sous-off de ces Messieurs de la Croissance et de la Performance. Je me dissimule dans les hautes herbes au bord du chemin, je les surveille du coin de l’œil ; ils ont le front haut, le menton arrogant ; ils passent. Ça oui, ils passent ! S’il y a une chose au moins dont je suis sûr c’est qu’ils passent… ils sont la mouche et le coche, après eux la poussière retombera. Pendant ce temps et d’ici là, je fais l’école buissonnière – celle de Ferdinand Buisson ( ?) – je serais bien incapable de rien prouver de mon efficacité pédagogique, de ses possibilités de transfert et n’en ai cure. Si je me suis tant soit peu amélioré dans la maîtrise de cet art mineur qu’est la pédagogie, je ne le dois qu’à la fréquentation de mes pairs lorsqu’au delà du discours, ils m’ont dévoilé quelques uns de leurs petits secrets, crédibles parce qu’ils y montraient du cœur. Pas une ligne de vulgate ministérielle et bureaucratique ne m’a fait faire quelque progrès que ce soit. Elle n’a plus d’âme depuis longtemps, vendue au diable pour un euro symbolique.

La pédagogie est un art de braconnier. Ce qui compte, c’est de guetter, d’observer, de savoir être opportuniste. L’instit pose ses collets, il met sa glue sous les pas des enfants, aux endroits que ces derniers ont plaisir à fréquenter. Complaisamment, les enfants se laissent prendre, ils y montrent même souvent de la joie… peut-être par égard pour le maître. Et tous ensemble, ils vont passer le temps qu’il faut pour libérer l’esprit de chaque enfant, pour que chaque esprit reprenne son vol, un peu plus libre, un peu plus haut après l’épreuve. Je le confesse, cette pratique ne peut se soumettre à aucune mesure de rentabilité. Les braconniers n’exhibent pas de tableau de chasse. Ils ne thésaurisent pas. Ils n’ont pas de courbe de croissance de leur activité. Ils mettent leur espoir dans le petit jour qui point.

La pédagogie est un art. C’est un art libéral, Ars Liberalis. Un art ne progresse pas. Seul celui qui le pratique peut éventuellement progresser. L’art ne veut avoir aucun commerce avec le progrès. Il ne veut pas aller vers l’industrie, laquelle cherche à économiser les moyens et à augmenter la quantité produite dans une logique d’accumulation. L’art s’approfondit, il va contre la facilité. L’homme de l’art s’intéresse à l’œuvre qu’il est en train de produire, à sa perfection, hic et nunc, il ne l’aborde pas comme une pièce interchangeable dans une série. Quand un de mes élèves me fait partager sa satisfaction d’avoir conquis un peu, rien qu’un petit peu d’autonomie dans sa capacité à lire par exemple. S’il a su attendre jusqu’à 18 ou 19 ans pour réaliser cette conquête et garder son désir intact jusque-là, puis-je regarder sa réussite autrement que comme un événement unique, non reproductible avec aucun autre selon un procès préétabli ? Aucun individu dans l’histoire des hommes n’aura passé par ce par quoi il est passé, aucun n’y repassera jamais. Dans les broussailles où il a progressé, sa trace s’est effacée. Tout juste si quelques autres passeront dans des traces voisines et ensemble ils laisseront au mieux un layon à peine visible du promeneur distrait. Mon métier consiste à tenter non de reproduire mais de proposer à d’autres de les aider à trouver leur unique chemin pour progresser. Je ne dispose d’aucun moule pour cela.

Alors en ce sens, oui, radicalement, il faut tenter d’être un enseignant innovant, c’est à dire tenter de passer maître dans l’art de laisser advenir sans cesse du nouveau, de laisser leur chance à de nouveaux apprentissages empruntant de nouveaux chemins pour de nouveaux élèves. Il ne s’agit pas tant de faire du nouveau mais de laisser se faire le nouveau. L’enseignant innovant est peut-être celui qui laisse dans son art pédagogique une chance au nouveau, celui qui voit tout élève comme un être irréductiblement nouveau et à ce titre absolument unique. Il est alors plus véritablement encore un réactionnaire : il réagit contre toute habitude qui se prend, y compris les siennes propres !

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Commentaires
A
Merci pour la pertinence de tes propos. Je me retrouve dans la lecture de ton texte et cela pousse à continuer sur la voie que j'ai choisi même si elle est semé d'embuches. Encore merci.
S
Merci Jean de ce manifeste pour la liberté revendiquée et l'interrogation éthique. Enfin moi, c'est comme cela que je lis ton texte. Amitiés
C
La situation économique catastrophique à laquelle nous sommes confrontés n'est qu'un des multiples aspects de la crise de civilisation que nous traversons.<br /> <br /> Avant de s'atteler à des questions d'ordre économique, social et politique, notre préoccupation devrait être de résoudre la question fondamentale du sens de l’existence pour trouver ainsi le dénominateur commun capable de réunir l'humanité dans un contexte social cohérent, juste et solidaire, respectueux des libertés individuelles.<br /> <br /> Cette réponse essentielle doit être accessible au Bon Sens et à la raison de chacun. Tant qu'elle ne sera pas donnée, une infime minorité continuera, en toute impunité, à manipuler et à exploiter la majorité avec le cynisme et le narcissisme criminel qu'on lui connaît.<br /> <br /> Ce tract vous interpelle ? <br /> <br /> Pour réfléchir à la question, réagissez, commentez les réactions
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  • Parce que "... le plus beau métier du monde, après le métier de parent (et d'ailleurs c'est le métier le plus apparenté au métier de parent), c'est le métier de maître d'école..." Ch.Péguy
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